Voici venir les rêveurs (2016) – Imbolo Mbue

« Que le miracle dure toujours »

Le Prix des lectrices Elle réserve parfois quelques très bonnes surprises : j’en veux pour preuve cet excellent premier roman signé de la camerounaise anglophone Imbolo Mbue dont d’aucuns disent déjà qu’elle est l’une des nouvelles voix afropolitaines les plus prometteuses.

J’arrivais pourtant pleine de méfiance dans ce récit, le synopsis ne m’inspirant guère : début 2008, un choc des cultures entre une famille immigrée qui tente de faire son trou dans la Grosse Pomme et une autre, américaine richissime, dont le père est banquier.

Je craignais le cliché à la sauce américaine, les poncifs inévitables sur les méchants capitalistes et les gentils rêveurs en quête d’American dream, et une énième démonstration des ravages de la crise des subprimes – et je me trompais beaucoup. S’il est bien question de tout cela, Behold the dreamers traite ces questions avec une singularité de ton très inattendue.

Imbolo Mbue est parvenue à éviter toutes les facilités de raisonnement, ne tombant jamais dans aucun piège manichéen : les personnages, africains comme américains, sont tour à tour, attachants, émouvants ou insupportables, et dépeints avec une justesse psychologique déconcertante.

Que nous racontent ces quelque 420 pages qui se dévorent presque d’une traite ? Le lecteur suit l’installation et l’acclimatation de Jende, de sa femme Neni et de leur fils à New-York, quelques mois après leur départ de Limbé au Cameroun. En situation irrégulière mais bien décidée à se faire une place sur cette terre de tous les possibles, la famille peut compter sur le soutien de certaines connaissances déjà en place, comme un oncle dragueur et un avocat un peu trop sûr de lui, spécialiste des questions d’immigration.

L’occasion d’une galerie de portraits réjouissante et délicieusement folklorique. Mais surtout, Jende va dégoter un boulot providentiel : chauffeur pour un financier de chez (désormais feu) Lehman Brothers. La proximité de ces deux hommes que tout oppose se suit avec amusement et intérêt. Leur confrontation est un prétexte pour mettre en exergue les rapports entre riches WASP et personnel immigré, docile et plein d’abnégation, prêt à tout pour conserver un emploi lui permettant de demeurer sur le sol américain.

Mais dans ce monde en perpétuelle mutation, les rapports de force ne sauraient demeurer ceux qu’ils étaient et les dominés ne sont plus aussi aisément corvéables : les dreamers du titre ne manquent pas de combativité, de ressort et de pragmatisme pour faire valoir leur bonne foi et leur bon droit. J’ai été très touchée par le tableau truculent des mœurs américaines et africaines, à commencer par celui, passionnant, des us et mentalités camerounaises.

Imbolo Mbue connaît son sujet, elle qui a vu le jour à Limbé et qui vit désormais à New-York – la portée autobiographique ne fait aucun doute. Cette sincérité poignante se lit dans les détails : habitudes culinaires (qui vous mettront l’eau à la bouche), rapports homme/femme et jusqu’à l’oralité très vivante de la langue, le récit nous plonge dans l’atmosphère très pittoresque des familles africaines avec un brio qui doit aussi beaucoup à la qualité de la traduction de Sarah Tardy.

Qui sait comment ils mènent leur mariage ? Le mariage entre les gens dans ce pays est une chose très étrange. Ce n’est pas comme chez nous, où un homme fait comme bon lui semble et la femme lui obéit. Ici, c’est l’inverse. Les femmes disent à leur homme ce qu’elles veulent et les hommes le font, parce qu’ils disent : « Épouse heureuse, vie heureuse. » C’est une drôle de société.

L’humour est très présent dans ce livre, et c’est sans doute ce qui lui donne sa saveur, sa profondeur autant que sa légèreté :

Je me demande ce qu’il s’est passé, elle lui a peut-être mis quelques gouttes de philtre d’amour dans son plat, eh ? Tu sais, celui qui est très puissant et qui conduit un homme à te traiter comme une reine ?

Ah, Neni ! Les femmes américaines n’utilisent pas de philtre d’amour !

Tu crois ça ? Moi je te dis que si, oh. Elles appellent ça la « lingerie ».

La famille de Jende découvre peu à peu les mœurs de la famille américaine pour laquelle elle travaille. Passée la phase de fascination pour leur aisance matérielle, le couple va peu à peu comprendre que tout n’est pas si rose et que derrière le vernis si chic des Hamptons et des réceptions haut-de-gamme se cachent mal-être, soupçons et drames conjugaux.

Behold the dreamers est aussi l’occasion de découvrir, par petites touches savamment distillées, la sagesse bienveillante, les préceptes philosophiques propres à la culture africaine, tout comme sa mystique intrinsèque.

Se réjouir avec les autres quand eux connaissent la joie et que tu connais la peine est la marque d’un amour véritable. Cela démontre la capacité à dominer son ego et à se considérer soi-même non pas comme une entité séparée, mais comme part essentielle du Divin qui n’est qu’un.

Lorsque Jende perd son travail et que plane l’épée de Damoclès de l’expulsion pure et simple, l’un des premiers réflexes de sa femme, bébé sous le bras, est de chercher une église dans laquelle chercher réconfort, écoute et apaisement.

Impossible de ne pas s’attacher à ces individus si pleins de vie, si absolument humains, qui nous renvoient un miroir en nous interrogeant sur notre sens de la tolérance, notre ouverture d’esprit, et nos conceptions sentimentales ou matérielles :

Si tu veux savoir ce que vaut l’amour de quelqu’un, [au lieu de t’attacher à ce qu’il t’achète], regarde plutôt ce qu’il fait pour toi avec ses mains, ce qu’il dit pour toi avec sa bouche et ce qu’il pense de toi avec son cœur.

Un roman qui fait réfléchir et même vaciller certains de nos principes sociétaux bien assis. Ainsi de ce très percutant (et pertinent) développement autour de l’organisation familiale et conjugale africaine :

Il ne supportait pas l’idée de la voir laisser leur nouveau-né à la crèche et courir à son travail, tout ça pour rentrer fatiguée, déprimée et pétrie de culpabilité. Et resterait encore à nourrir un bébé, un garçon et un homme. Il était de son devoir de la préserver d’une telle existence. Sans cela, il ne remplissait pas son devoir.

Je pourrais encore citer bien des passages qui m’ont inspirée, émue, remuée, amusée mais je ne voudrais pas saper votre plaisir de lecture. Reste juste à vous conseiller chaudement de vous jeter sur ce petit bijou de roman si savoureux, intelligent et émouvant, qui dézingue toutes les idées reçues d’une bien drôle et élégante manière !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

Rester en contact

Restez informé·e !
Chaque semaine, retrouvez mes coups de cœur du moment, trouvailles, rencontres et hasards littéraires qui offrent un supplément d'âme au quotidien !