Manifeste pour une psychiatrie artisanale (2020) – Emmanuel Venet

Vol au-dessus d’un nid de foufous

En moins de 100 pages élégantes et implacables comme à son habitude, Emmanuel Venet règle son compte aux errements de la psychiatrie actuelle, bien éloignée de celle qui le poussa à devenir psychiatre dans les années 80.

La psychiatrie de notre pays craque de toutes parts et, sur ce point le diagnostic est presque unanime.

Manque de moyens, effectifs débordés, délais gigantesques, investissements absurdes, jargon technocratique incompréhensible, rentabilité qui prime sur l’humain, réorganisations superfétatoires… Le constat du Dr Venet pourrait fort bien convenir à de nombreuses institutions : il est celui d’une toujours plus grande mécanisation, déshumanisation et in fine d’une déperdition qualitative dans le soin apporté aux malades.

À grands coups de réformes structurelles et d’évolutions systémiques, le monde de la psychiatrie s’est peu à peu éloigné de sa vocation initiale. Et quoi de plus labile, insaisissable et mystérieux que l’esprit humain et ses multiples atteintes  ? Entre autres causes, Emmanuel Venet explique un glissement anthropologique voire philosophique, avec le passage d’une psychiatrie du sujet (qui implique un engagement mutuel de la part du soignant et du patient) à une psychiatrie du symptôme, venue d’Amérique du Nord, qui tend à faire de l’acte de soin une prestation de service. Aussi la psychiatrie ne serait-elle pas épargnée par la grande mercantilisation du monde : les fous, après tout, ne sont-ils pas un business comme un autre ?

Emmanuel Venet s’inscrit en faux contre certaines thèses tendant à s’imposer dans le secteur, telles que l’essai de Marion Leboyer et Pierre Michel Llorca, Psychiatrie, l’état d’urgence. Ces derniers soutiennent des positions plus que discutables, à commencer par une approche génétique fort simpliste de la psychiatrie. Il déplore également le management hospitalier qui trahit l’idéal d’un pacte social égalitaire, tel qu’institué après la Seconde guerre. Il déplore le rejet par la psychiatrie de la psychanalyse qui a pourtant tant appris sur la vie psychique et ses soubresauts inconscients. L’auteur nous livre aussi quelques chiffres qui en disent long sur la problématique de la psychiatrie en France.

On apprend ainsi qu’en 1999 la psychiatrie publique suivait 1,1 million de patients — en 2014, le chiffre dépasse les 2 millions. Last but not least, 20% de la population présenterait un trouble mental. Certaines avancées ne sont en fait que des régressions : l’auteur prend souvent pour exemples les situations qu’il a observées dans son hôpital du Vinatier, près de Lyon. La création d’unités spécialisées pour les patients difficiles entre 2000 et 2010 ne sont pour lui que le retour des quartiers asilaires de jadis. Par ailleurs, à une baisse qualitative et quantitative de l’offre correspond tristement une croissance des demandes de prise en charge ciblée, sur mesure, à hauteur d’homme.

Une étude de 2017 montre que le nombre de lits en psychiatrie pour 100k habitants est passé de 169 en 1990 à 81 en 2016. Les événements récents nous ont montré que cette coupe franche concerne tous les secteurs hospitaliers et aboutit à l’engorgement (et à la panique) dramatique de l’hôpital, ainsi que nous l’avons vu durant la crise sanitaire récente. Des logiques politiques et mercantiles hors-sol qui ne répondent en rien aux besoins des malades comme des soignants.

J’ai également particulièrement goûté qu’Emmanuel Venet dénonce entre les lignes la logique économique de cette médecine industrielle qui se base sur des probabilités et non des raisonnements. Certains passages ne manqueront pas de nous rappeler certains débats actuels, notamment autour d’un professeur marseillais : Cette médecine fondée sur des « preuves » cache un envers très problématique : de plus en plus de prescripteurs considèrent qu’un fait, connu, mais n’ayant pas fait l’objet d’une étude randomisée, n’a pas d’existence. Les néophytes peineront peut-être un peu à saisir les nuances organisationnelles internes de la médecine publique : ainsi des différences (et de la concurrence) entre les services sectoriels et les services transversaux qui parleront surtout aux professionnels. L’auteur dénonce le côté labyrinthique de l’entrecroisement de ces deux logiques dont la coexistence crée un système de soin à deux vitesses.

J’ai particulièrement aimé le développement (trop bref, mais prometteur !) autour de l’hystérie, notion ô combien complexe et débattue au fil des âges… (si l’auteur pouvait nous offrir un roman avec cette toile de fond, quel bonheur ce serait !) Néanmoins, le constat d’Emmanuel Venet est sans appel : l’Homo sapiens sapiens est d’une extrême fragilité psychique et, sans un retour à une psychiatrie à dimension humaine, artisanale, qui doute, tâtonne, ajuste et sait rester humble, la situation ne pourra aller que de mal en pis. Un service public solide, une psychiatrie de secteur accessible et durable : telles seraient les clefs pour répondre à ces enjeux.

On aimerait lire plus souvent les auteurs prendre position avec autant de verve et de science sur des questions politiques aussi cruciales. Intellectuellement vivifiant ! 

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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