Attrition (2021) – Frédéric Bécourt

Extension du domaine de la chute

Je me suis souvent demandé qui pourrait bien prendre la relève de Michel Houellebecq et s’il comptait des héritiers. J’ai désormais ma réponse après avoir refermé l’excellent premier roman de Frédéric Bécourt au titre si houellebecquien, « Attrition ». Quésaco ?

L’exergue nous explique qu’il s’agit d’un « terme peu usité dans son sens original à savoir l’usure par le frottement » (et pourtant !), qu’on l’emploie « en économie pour parler de perte de clientèle, de substance » ou autre. Voyons voir.

Le romancier nous plonge dans le quotidien confortablement morne de Vincent, quadra à la tête d’une petite entreprise de « communication digitale ». Un homme plutôt mélancolique et solitaire qui vient d’être quitté par la femme qu’il venait d’épouser et va traverser, tout au long du roman, une crise existentielle globale qui va rebattre toutes les cartes. J’ai déjà beaucoup aimé la tonalité, le style, la voix de Frédéric Bécourt à travers son personnage principal un peu « Droopy », un peu « ours » sur les bords.

Le roman est fort bien écrit et ponctué de dialogues hilarants et répliques acides, qui alternent entre le spleen du cadre parisien, la mélancolie de l’esseulement, le côté asocial, la vie sexuelle en berne : tout cela m’a paradoxalement réjouie et rappelé les meilleurs Houellebecq, passé maître dans la description de la médiocrité, de la triste routine et de la misère à la fois sexuelle et sentimentale de l’homme actuel. J’aime les auteurs qui regardent la réalité en face, fût-elle peu glorieuse, j’aime les écrivains qui savent dire avec justesse, pertinence et profondeur les travers d’une époque, en sonder les failles et les dérives. Je sais désormais que Frédéric Bécourt fait partie de ceux-là. Loin de toute autocomplaisance ou tentative d’édulcorer le réel, il exprime avec justesse la tristesse, la fragilité et la sensibilité du mâle contemporain largué par la femme qu’il aimait, son sentiment de déréliction, d’effondrement intime : des passages que j’ai trouvés très émouvants.

Nous suivons Vincent dans son quotidien de cadre déboussolé depuis son divorce, tentant bon an mal an de garder le cap de sa boîte et sa petite équipe, mais le cœur n’y est plus. Le lien se délite un peu plus chaque jour entre son entreprise et lui, et la rupture (ou tout du moins, l’éloignement) semble inévitable. Fini l’enthousiasme d’avant, les appels d’offres excitants, la concurrence qui fouette la créativité : au moment où nous rencontrons Vincent, celui-ci a perdu ses illusions sur le tertiaire, est lucide, « dessillé » sur le théâtre d’ombres qui l’entoure.

J’ai particulièrement goûté l’immersion dans l’agence de com, son jargon plein d’anglicismes (qui m’a rappelé mes missions d’attachée de presse), sa vacuité intellectuelle, ses « bullshit jobs », le regard à la fois tendre et moqueur de Vincent sur les « millenials » (la soirée avec les amis de Mathilde est très drôle et d’une sagacité folle) et plus généralement, la charge antisystème puissante qui sous-tend ce roman. Car « Attrition » est un roman sociologique mais aussi (et peut-être surtout) un roman politique d’une grande intelligence et d’une actualité retentissante. Frédéric Bécourt tire à la sulfateuse sur le système libéral occidental qui, selon lui (et à raison pour moi) a peu à peu laminé l’économie, la culture, l’intelligence, le lien social, la souveraineté, la vie de la province et jusqu’aux familles. Il n’hésite pas à faire des remarques subversives telles que le silence du catholicisme et celui de la République (qui n’assurent plus le « service après-vente » de la séparation, par ex) mamelles tricolores en perdition qui entraînent un changement civilisationnel.

J’en veux également pour preuve les passages qui traitent des institutions comme l’INSEE, des organes de presse comme l’AFP, les mensonges des ministères, les illusions de la carrière flamboyante… Ce texte est une charge amère et violente contre les dérives actuelles multiples d’un système qui prend l’eau de toutes parts et éloigne l’Homme toujours plus de ce qui le satisfait vraiment et le rend heureux. Ce qui me donne une transition parfaite pour aborder la dernière virtualité de ce roman brillant qui pose des myriades de questions toutes plus passionnantes les unes que les autres. Face à la perte de sens existentiel, presque métaphysique qui l’assaille, Vincent va chercher l’apaisement, une solution à ses tourments.

Dans la dernière partie du livre, le personnage passe à l’action : après un séjour rassérénant chez ses parents (très beaux passages plein de tendresse et de gratitude pour ce cocon), il décide de quitter Paris, de vendre son appartement pour acquérir une petite bicoque à la campagne, loin du brouhaha urbain incessant et son vide spirituel. Loin des impasses sentimentales, des faux-semblants. L’auteur semble nous rappeler le fameux précepte de Socrate « Connais-toi toi-même » : le personnage souhaite désormais être en accord avec ce qu’il est, et la ville et son rythme effréné ne lui correspondent plus. Vincent se découvre un « somewhere » ayant soif de racines, de terre (de France !), qui ne comprend plus les « anywhere », les jeunes de la génération de Mathilde.

Le récit, bien que mélancolique, ne se dépare jamais de son humour caustique et on se prend d’affection pour Vincent et sa déprime si contemporaine, sa quête de sens qui est la nôtre aussi. J’ai aimé qu’il émaille son texte de références littéraires ou philosophiques de grande qualité, mais sans ostentation ni étalage. On y retrouve de brillants cyniques dépressifs, comme Cioran, Muray ou Dantec.

En lisant ce roman, j’ai pensé à plusieurs auteurs, plusieurs parentés littéraires récentes, dont Hector Mathis (pour l’actualité folle des analyses et l’acuité des remarques sur la laideur des Z.I aussi dans « Carnaval »), Mathieu Menegaux (qui nous sert souvent des personnages de cadres à la dérive), Gaëlle Josse pour son dernier récit sur le burnout (« Ce matin-là »), Delphine de Vigan et l’abrutissant métro-boulot-dodo des « heures souterraines », Hervé Bel et son héroïne broyée par son entreprise et la pression sociétale (« La femme qui ment ») et enfin Pierre Théobald et son « Boys » qui disait si bien la difficulté d’être des mâles du XXIème siècle.

Radiographie redoutable du monde actuel dans sa course folle, bilan socio-culturel au vitriol de décennies d’impérities et de mauvais choix politiques, « Attrition » est un texte protéiforme qui sonde également l’échec du couple moderne, le manque de « supplément d’âme » de la vie en entreprise, la perte de sens et de spirituel, le vide politique, le tout à l’appui d’un style réjouissant plein d’une joyeuse mélancolie et d’un esprit très raffiné dans ses références : une réussite absolue et la naissance d’un écrivain qui va forcément compter.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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