Les enténébrés (2019) – Sarah Chiche

Ça raconte Sarah

Que Pauline Delabroy-Allard me permette d’emprunter le titre de son (hallucinant) roman pour mon humble chronique de celui de Sarah Chiche. Car il existe des zones de recoupement évidentes entre ces deux œuvres : toutes deux parlent de passion amoureuse avec la même ardeur stylistique, toutes deux ont pour thème obsédant la musique classique, toutes deux sont travaillées par une forme d’autodestruction qui jette un voile sombre sur les pages qui défilent, folles, devant les yeux ahuris du lecteur.

J’allais écrire que Sarah Chiche balaie un très large spectre thématique au sein de ses Enténébrés et j’ai pensé – voilà, on parle déjà de fantômes. Et il sera beaucoup question de ces derniers dans ce livre cruel, mélancolique, désespéré, déchirant, cru, impudique, follement sincère, tissé par instants d’une poésie comme une tentative d’harmonie, d’ordonnancement du chaos. Par quoi commencer ? Par quel versant attaquer l’ascension de ce très dense récit autofictif – dont les dernières pages m’ont fait sourire, à l’évocation de la phrase suivante : ce livre a été rêvé, puis commencé. Sarah Chiche joue en permanence sur cette ambivalence, cette dualité, cette fragile frontière si ténue entre fiction et réalité – quel pacte noue-t-elle ici avec son lecteur, qui semble en permanence hésiter entre la vérité et l’invention ? C’est tout l’art de ce récit que de jouer sur cette ambiguïté – et de s’en sortir par cette pirouette (qui ne trompera toutefois pas grand monde, en tous cas pas moi !)

J’exprime rarement mes réserves dans mes critiques, je trouve toujours la critique négative très difficile car qui suis-je pour juger d’un projet romanesque si abouti ? Toutefois, je me permettrais de dire ici que certains passages m’ont paru inutilement choquants, inutilement trash, n’apportant rien au récit si ce n’est une gêne, un embarras pour le lecteur qui, décidément, n’est pas épargné question impudeur et crudité ici. C’est un récit dont on ne saurait sortir indifférent, intact émotionnellement, qui fouille la psyché au scalpel par de multiples biais.

Je rappelle brièvement le synopsis : Sarah est une psychologue dans la quarantaine qui part en reportage à Vienne pour écrire sur les réfugiés. Elle vit autrement à Paris avec un brillantissime essayiste  (spécialiste de la fin du monde, dont il sera beaucoup, beaucoup question dans ce livre) et leur fillette. A Vienne, dans un de ces moments qui vient se ficher directement dans la mémoire poétique décrite par Kundera, elle croise dans un musée la route d’un musicien mondialement révéré. Une folle passion démarre entre eux, dont l’un des combustibles est un e-mail magnifique qu’elle lui envoie une fois rentrée. Sarah entame alors une double vie adultérine, qui la porte à interroger sa propre histoire.

C’est là que le livre prend toute son envergure intellectuelle : quand la petite histoire individuelle s’entrelace à la grande Histoire du monde. Le constat est en fin de compte assez simple et pourrait être résumé ainsi : la cruauté, la destruction, les drames sont le commun lot de la condition humaine. La mort hante tout. Sarah Chiche file son récit de très nombreuses anecdotes historiques absolument monstrueuses (ces 800 enfants anormaux mutilés, les tueries et la violence en Afrique, impossible de tous les citer), et appuie son propos des théories relayées par son compagnon sur le devenir de notre civilisation – alarmistes, résignées.

L’apocalypse est proche et finalement, n’est-ce pas mieux ainsi quand on voit la souffrance que se traîne l’humanité, à toutes les échelles et dans les moindres recoins de la terre ? Sarah Chiche va tenter de débroussailler son histoire familiale dans ce récit qui a tout de la catharsis ou de l’exorcisme. Elle se (et les) raconte sans détours, avec avec une radicalité admirable. La figure de la mère est évidemment centrale et incarne un personnage fascinant, très libre, drôle, à la parole spontanée – mais aussi foudroyante et destructrice par moments. Le livre tourne en fait autour du caractère duel de tout être humain, pris en tenailles entre des aspirations contraires. Et quid de l’héritage biologique, de la génétique dans la transmission de certains travers ? La lettre d’Evelyne que relaie Sarah m’a beaucoup marquée en ce qu’elle sous-entend du caractère tragique de la dynastie féminine familiale..

Les malédictions familiales sont-elles une réalité ou un fantasme romanesque ? Sarah Chiche ne nous donnera pas la réponse – à nous de nous faire notre propre idée. L’ambivalence se traduit même physiquement dans l’écriture de l’auteur : parfois très blanche, froide, clinique, comme si l’auteur parlait de quelqu’un d’autre qu’elle  (d’ailleurs certains passages glissent du je au elle comme si s’opérait une dépersonnalisation, une mise à distance de la narratrice à l’égard de son sujet), d’autres fois pleine de lyrisme et de vie bouillonnante, d’une fiévreuse ferveur amoureuse que j’ai beaucoup admirée.

Sarah Chiche nous renvoie à nos propres relations aux femmes qui nous ont faites, à nos filles aussi. Les hommes, bien sûr, sont omniprésents. Essentiels, vénérés. Ceux que l’on supplie à genoux, à qui on s’abandonne corps, cœur et âme. Qu’on a envie de tuer parfois. Qui nous encombrent, nous agacent mais nous sont aussi précieux que l’air que nous respirons. J’ai aimé que Sarah relaie leur parole amoureuse, leurs emails énamourés sages ou torrides, ce sont des mots rares, ceux des hommes qui savent parler de leur amour, avec clarté et sensibilité.

L’auteur rend ici un bel hommage à ces hommes qui comptent et qui savent si bien écrire. Ambivalence même du côté du lecteur : voilà un livre que j’ai énormément souligné, annoté, qui m’a fait pleurer, mais que je quitte avec une sorte de soulagement un peu coupable. Étrange sensation face à un livre terriblement singulier. Qui parle de folie, des films qu’on se fait, des histoires qu’on se raconte, de la légende personnelle qu’on se bâtit pour continuer à vivre : alors, dans tout ça, où est la vérité ?

Question parenté littéraire, voici ce à quoi j’ai pensé : à certains moments, nous sommes clairement du côté de L’insoutenable légèreté de l’être, notamment quand il s’agit de Richard et Sarah, de leur rencontre, de l’image qu’il s’est fait d’elle, de la trivialité assumée même dans l’amour.. J’ai aussi beaucoup pensé au stream of consciousness de Woolf, à ces longs passages logorrhéiques, ces torrents de mots qui déferlent dans le désordre, mélangeant les personnages et les époques à tel point que parfois je ne savais plus du tout qui parlait, de qui, de quoi.

Sarah Chiche nous emmène dans un tourbillon et un labyrinthe. Un truc très noir, pas gai du tout, qui vous déprime, il faut bien l’admettre. C’est un livre qui porte bien son nom, ces enténébrés, ce sont les Hommes, l’humanité tout entière, fondue dans un magma de douleur, prise dans des rets affreux, expiant quelle faute originelle ? Cousinage littéraire aussi avec Catherine Millet pour l’impudeur sexuelle, avec Agathe Ruga aussi sur les questions de reproductivité des comportements de mère en fille, sur l’héritage familial. Parenté enfin, récente pour moi, avec Gaëlle Josse sur la thématique du regard, de la photographie, de la distance pour raconter une histoire – sur la fiction de nos vies qui sont toutes des romans à écrire.

Il y a enfin cette urgence à vivre, à jouir, à aimer, à flamber sensuellement puisque le monde court à son naufrage. Sarah a conscience, vivant avec un homme lucide sur l’avenir de l’humanité, que nos existences sont menacées à plus ou moins court terme. Cette femme qui s’engouffre dans une folle passion n’a-t-elle pas envie de s’abandonner à ce qui reste de plus puissant à vivre ? Qu’avons-nous de plus essentiel à éprouver que l’amour intense, quand tout part à vau-l’eau ?

Cela rejoint le roman de Bénédicte Martin, L’homme nécessaire, également traversé de cette imminence de la fin et de cette fureur de vivre passionnément avec quelqu’un qui vibre au diapason, sur un thermostat jumeau. Une histoire pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien ? Peut-être. Mais Sarah aura au moins réussi à libérer sa parole, à dire sa part de vérité, à se délivrer de poids et de questions nombreuses – en cela, la dernière partie – Une fin heureuse – est bien intitulée.

Difficile pourtant de lire de l’espoir dans tout cela. Il reste l’écriture et l’amour et les enfants pour nous maintenir la tête hors de l’eau, pour éloigner les démons, tenir à distance la difficulté d’être, l’inconvénient d’être né. Et tenir tête à tout ce qui en nous-mêmes, cherche à nous enfoncer dans des sables mouvants. Je me souviens avoir vu Sarah Chiche à La Grande librairie. M’être dit qu’il y avait tant de tristesse dans ses yeux qui avaient tant dû pleurer. Ayant refermé ce livre, je ne peux que donner raison à cette première impression.

Difficile de vivre quand on est écorché vif, quand l’histoire personnelle n’est qu’un tissu de drames en tous genres. Pourtant, Sarah semble avoir trouvé une forme d’accomplissement professionnel et artistique, une reconnaissance qui devraient la rassurer.. Mais est-on jamais satisfait, heureux de la manière dont on mène sa barque ? L’Apocalypse qui s’annonce est une Apocalypse sans royaume, écrit-elle. Heureusement, il restera toujours le royaume des mots où triompher de la mort, où construire et où sécher ses larmes.

Une bouleversante rencontre qui plongera le lecteur dans des abîmes de réflexion à son tour. Abyssal, ambitieux et douloureusement poignant est ce livre de 362 pages. Et si on essayait de croire encore un peu, malgré tout, que cette vie en vaut la peine ? Allez : chiche.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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