Les sacrifiés (2022) – Sylvie Le Bihan

« Je chante son élégance avec des paroles qui gémissent »

Il devrait revenir aux écrivains de nous apprendre l’Histoire : eux seuls savent la présenter avec attrait, avec un art consommé du conte, en l’ordonnant savamment, avec rythme et poésie. En mettant en lumière, en faisant saillir personnages et personnalités marquantes pris dans le tourbillon du temps, le théâtre du monde.

Nous sommes en plein été et j’émerge éblouie et très émue de ce texte de Sylvie Le Bihan dont jusqu’ici, je n’avais jamais rien lu. Quelle fresque historique et romanesque ! Quel souffle parcourt ce grand livre qui nous plonge dans l’Espagne des années 30 et ses affrontements fratricides entre armée républicaine et nationalistes franquistes. Ignorante de ces épisodes tragiques et sanglants, je remercie l’auteur de m’avoir dessillée sur cette période, ses héros et ses coupables, et ce qui s’est joué de l’avenir de l’Europe à cette époque. Merci à elle aussi pour m’avoir présenté toutes ces belles âmes- Ignacio, Federico, Encarnacion (tous ayant existé)- qu’elle ressuscite par la grâce de sa prose.

« Yo canto su elegancia con palabras que gimen / Je chante son élégance avec des paroles qui gémissent » : ce vers de Lorca en hommage à Ignacio pourrait résumer l’esprit et la lettre de ce roman magnifique.

J’avoue avoir mis quelques dizaines de pages à entrer dans cette histoire, un peu perdue par son entrée dramatique in medias res que je ne saisissais pas, et par l’insertion de nombreux vocables espagnols, langue qu’hélas je ne parle pas. Mais, passée cette première difficulté, on entre de plain pied dans le destin de Juan Ortega, au milieu des années 20. Juan est un jeune cuistot gitan d’Andalousie qui travaille pour la famille d’Ignacio, un célèbre torero pour qui la corrida est sacrée (elle l’est aussi pour le clan Ortega, le père de Juan y laissera sa vie). Ignacio vit une double vie, partagée entre sa femme Lola et sa maîtresse madrilène, alors figure du flamenco, la danseuse Encarnacion surnommée l’Argentinita. Il décide bientôt de plaquer sa vie de père et de mari pour vivre sa passion au grand jour. Ignacio embarque donc Juan son protégé à Madrid et les deux hommes s’installent chez la belle danseuse. Las, Juan tombe amoureux d’elle à la seconde où il la voit et le lecteur frétille à la perspective d’un si romanesque triangle amoureux.

Quel portrait de femme sera fait de cette muse étourdissante ! D’autant plus que s’ajoute à ce cocktail explosif Carmen, la sœur d’Encarnacion, qui n’a d’yeux que pour Juan. Nous sommes bien avec « Les sacrifiés » au cœur d’un grand roman d’amour tragique, une saga dramatique avec arrière-plan historique comme on aime tous en savourer au cœur de l’été.

Très intelligemment construit, le roman fait alterner les époques avec habileté et nous transporte du Madrid de 1930 au Paris de l’an 2000, avec pour fil rouge le personnage de Juan dont nous suivons de bout en bout la destinée aussi passionnante que passionnée. Ce que la littéraire passionnée de poésie que je suis a également adoré lire, c’est voir se mouvoir parmi les héros de l’histoire le grand Federico Garcia Lorca. Celui qui dit « J’ai toujours dérangé parce que je suis libre ». Son « Romancero Gitano » m’a tant marquée, quand j’étais étudiante, la beauté ténébreuse et solaire de sa poésie résonne d’autant plus douloureusement maintenant que je connais son histoire.

Je suis révolutionnaire car il n’est pas de vrai poète qui ne le soit pas.

 

Le lecteur plonge dans le « bouillonnement artistique » de Madrid : l’appartement d’Encarnacion semble en être l’un des centres névralgiques, un « havre » de joie, accueillant penseurs, artistes et intellectuels dans une ambiance chaleureuse etinspirante pleine d’éclats de rire, de musique, chants, danses, vins et mets partagés jusqu’au bout de la nuit.. Un joyeux bazar et une atmosphère fascinante dont l’âme est parfaitement restituée par la plume humaniste, sensible et attentive de Sylvie le Bihan. Des souvenirs qui marqueront l’âme de Juan au fer rouge, à jamais.

Encarnacion s’était imposée comme la muse de cette Génération de 27. Son appartement était devenu le lieu où ces artistes, assoiffés de créativité, liés par une amitié profonde et une admiration sans bornes pour Gongora, participaient sans le savoir à la naissance d’une Espagne nouvelle.

Toute la singularité de ce roman est de camper au beau milieu de ce maelström historique, sensuel et artistique un jeune héros complexé par son milieu d’origine, victime du syndrome de l’imposteur. Il faudra une vie entière à Juan pour accepter la place qu’il a gagnée, l’aide qu’il a reçue et l’admiration qu’il a suscitée. Une vie entière pour se sentir légitime, pour se dire que son amitié avec Garcia Lorca, Ignacio puis avec Jean Moulin, qu’il rencontre ensuite à Paris juste avant la guerre, n’étaient pas le simple fait du hasard et qu’il la méritait.

J’ai aimé cette étrange idée de « duende », dont il est dit qu’il est « ce pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique », ce qui « unit sur le fil l’extase de la beauté et la possibilité de la mort (…) une élévation, la transcendance de l’âme tourmentée. »

Varié, haut en couleurs et en tonalités, ce roman m’a fait passer par mille émotions différentes. Je me suis amusée du voyage d’Ignacio et Juan à New York, de leur incompréhension mêlée de dégoût face à l’essor du hamburger, de leur rejet de cette civilisation ultra urbaine, si éloignée de la nature qui leur est chère.

Par ailleurs, Sylvie le Bihan exprime parfaitement les affres du cœur épris, le tiraillement de Juan entre son amitié pour Ignacio, sa loyauté envers lui et son amour pour Encarnacion. Ce déchirement file la totalité du roman et lui confère une tonalité sentimentale très réussie. Une question à la fois simple et abyssale traverse ces centaines de pages, et c’est Encarnacion au cœur brisé qui la pose :

« Pourquoi l’amour fait-il si mal ? »

Faut-il avoir souffert pour comprendre l’art, en ressentir la puissance dans sa chair ? « L’âme andalouse » de Juan le sait, lui qui ne se pardonnera pas d’avoir failli à sa promesse, tant il sait qu’un « gitan ne revient pas sur un serment » et que « rien n’est plus vivant qu’un souvenir » comme disait Garcia Lorca.

L’intertexte artistique duquel je rapproche cette fresque grandiose : le roman déchirant d’Elsa Osorio sur fond de dictature Argentine et de mères quêtant un enfant disparu, « Luz ou le temps sauvage » ; le chef-d’œuvre musical de Cabrel, « La corrida » dont chaque ligne aurait pu faire un titre de critique ; le merveilleux film en noir et blanc de Pablo Berger, « Blancanieves », ou encore la barbarie sans visage décrite dans « Tueurs » de Jean-Michel Espitallier.

Dans la vie, à la différence du roman, rien ne se passe comme prévu et bientôt le fracas de l’Histoire et ses massacres viennent menacer les serments, les promesses, et surtout le bonheur qu’on croyait acquis. Bientôt les troupes franquistes arrêtent et exécutent les résistants. La traque, la chasse aux dissidents commence. Garcia Lorca, poète et homosexuel, sera de ceux-là, dans une scène de voûte étoilée et de pyjama rayé que je ne suis pas près d’oublier. Quand la barbarie aveugle se met en marche, il n’est plus aucun vers, aussi vibrant soit-il, qui puisse l’arrêter.

C’est alors l’heure du combat ou de l’exil, l’heure des familles jetées sur les routes, des villages rayés de la carte, des terres que l’on quitte sans espoir de retour.. Juan, orphelin de ses amis, gagne Paris pour sauver ce qui peut encore l’être. Il se recrée là-bas une nouvelle famille au sein du restaurant le Catalan, tenu par un homme qui lui offrira sa chance, tout comme Ignacio alors.

« Les sacrifiés » est aussi, et peut-être surtout, un roman autour de ces mains tendues, de ces rencontres qui dévient le cours des jours, et de ces cadeaux de la Providence dont il faut bien accepter de s’estimer digne.

Son destin se dessina peu à peu devant lui. Jour après jour, il grimpa jusqu’à se tenir bien droit sur les épaules de ses géants, un torero et un poète, pour voir plus loin, pour combler la douleur de leur absence et leur rendre vie à travers son propre engagement.

« Dans ce monde si cruel, le bonheur est rare » mais Sylvie le Bihan réussit à extraire de cette période sombre une joie de vivre, une force vitale qui se jouent de la mort et de ses désolations (et les descriptions de plats de la gastronomie ibérique n’y sont pas totalement étrangères). Par amour de la vie, de l’amour et des idées, tout risquer, tout braver et advienne que pourra. La page 300 est à cet égard un morceau de bravoure remarquable. Un roman qui interroge les raisons de l’art autant que les racines et l’identité et au-delà de tout ça, l’humanité profonde qui nous anime.

Ils étaient là chez eux puisqu’ils venaient tous d’ailleurs.

Il émane de ce somptueux roman toute l’âme de l’Espagne- sa profondeur, sa douleur, sa chaleur et sa beauté- et je quitte cette fresque magistrale à grand regret, les larmes affleurant.

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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