Badroulboudour (2021) – Jean-Baptiste de Froment

Le Kloub, nid d’espions

Jean-Baptiste de Froment m’avait époustouflée avec son premier roman en 2019, le remarquable, inoubliable État de nature, visionnaire comédie humaine mettant en scène des animaux politiques prêts à tout pour ravir le pouvoir. Il revient avec un deuxième texte assez éloigné du premier, même si l’on retrouve la malice et la drôlerie de l’auteur, jamais avare de situations, dialogues et autres ressorts comiques.

Le lecteur y rencontre Antoine Galland, un universitaire un peu paumé tendance antihéros qui vient d’être quitté par sa femme (qui ne peut plus « voir [son] esprit en peinture »). Portant le même nom qu’un célèbre orientaliste du XVIIIème siècle à qui l’on doit une traduction mythique des Mille et une nuits (qui les rendit célèbres par-delà les frontières), Antoine consacre sa vie de chercheur à creuser l’existence et l’œuvre de son lointain homonyme. Le sujet de sa thèse donne le ton de ce drôle de roman : « La magie dans Les Mille et une nuits : explication de quelques trucs. » Mais bientôt, une querelle académique éclate : le fameux orientaliste du XVIIIe se serait indûment attribué les histoires que lui aurait racontées à l’époque un Syrien du nom d’Hanna Dyab. Sans jamais que la postérité ne rende justice à ce dernier.

Jean-Baptiste de Froment aborde dans ce roman la question intéressante de la paternité d’une œuvre, de son véritable auteur : est-ce celui qui raconte l’histoire à l’oral, initialement ? Ou est-ce celui qui la traduit ensuite en mots écrits et la fait accéder à la célébrité ? L’auteur nous invite aussi à nous interroger sur les préjugés de l’Occident à l’égard de l’Orient, au XVIIIème comme de nos jours. En mettant en parallèle le goût pour l’orientalisme d’alors avec l’événement du sacre national de Galland par le président via son entrée au Panthéon, c’est toute l’attitude de l’Occident vis-à-vis de l’Orient qui est interrogée : est-ce une affaire d’appropriation culturelle ? L’envie de se donner bonne conscience ? Volonté de témoigner de son ouverture d’esprit (prétendue)? Comme « l’enfer est pavé de bonnes intentions », comme chacun sait, que cache cette volonté de « renaissance franco-orientale »? Attention à ne pas réécrire l’histoire qui nous arrange..

C’est en faisant passer le faux pour vrai, en tordant la réalité pour la conformer à un ordre préétabli, que l’on assoit sa domination, que l’on étend son empire.

Pour illustrer ce propos en lui offrant une tournure comique, de Froment installe son Antoine parisien tendance Pierre Richard dans un club de vacances en Égypte, le « Kloub », où il part avec ses deux filles. Lieu présenté comme culte, dont l’ambiance m’a fait penser à un cocktail entre le Club Med, les Bronzés et OSS117, l’endroit déconcerte par son caractère à la fois beauf et branché (gimmicks débiles, sésames hiérarchisants…) Prisé par la bourgeoisie occidentale (qui ne mettra par contre pas un pied dans la mer, pratique réservée aux « arriérés ») ce « Kloub » symbolise l’impérialisme soft et la représentation très artificielle et superficielle que se fait l’Occidental du monde oriental. La distance d’avec l’Europe et le lointain cadre égyptien suffisent à son dépaysement. Panem et circenses étant la règle absolue de ce lieu dédié aux jeux en tous genres, les organisateurs du Kloub proposent cette fois à leurs membres de partir à la recherche de la princesse Badroulboudour (la vraie « Jasmine » d’Aladdin, nous dit-on) qui se cache peut-être parmi eux.

Antoine se prend vite au jeu tout en subodorant rapidement que quelque chose cloche… Sans dévoiler les détails du complot et de la conjuration dont Antoine va faire l’objet, nous dirons que les rebondissements rigolos ne manquent guère dans ce bref roman et qu’il se dégage de l’ensemble une atmosphère éminemment sympathique. Néanmoins, Badroulboudour n’atteint pas à la profondeur réflexive et à la dentelle psychologique d’État de nature, hélas. Jean-Baptiste de Froment est comme cet élève brillantissime dont on sait qu’il est capable du meilleur mais dont le travail récolterait ici un « peut mieux faire ». Disons que j’en attends davantage, sachant de quoi il est capable. Ce deuxième texte est plus léger, c’est une fantaisie agréable et l’on sent bien que Jean-Baptiste a eu beaucoup de joie à lui donner naissance, qu’il s’est amusé avec ses personnages et les situations farcesques.

Il m’a rappelé plusieurs auteurs à l’humour pétillant et communicatif, à l’esprit raffiné, comme Emmanuel Venet (d’ailleurs dans « Rien », il s’intéresse lui aussi à un artiste oublié et méconnu) ou Marc Villemain. J’ai aimé aussi qu’il tisse une complicité avec le lecteur, le prenant parfois à partie ou à témoin (« Faisons comme s’il n’était pas au courant »), comme au théâtre les apartés avec la salle. Je note aussi le talent de l’auteur (déjà relevé dans le premier roman) pour la description des scènes sensuelles… Même si la dérision n’est jamais bien loin.

On n’est pas (si) sérieux quand on est de Froment ! L’auteur aborde également la question de l’intrication entre fiction et réalité, qui souvent s’entremêlent et interagissent l’une avec l’autre, mais aussi la question du statut et de la légitimité de l’auteur, du créateur : à qui doivent in fine revenir les lauriers des Mille et une nuits, texte inépuisable et légendaire ? Qui en est vraiment l’auteur ? La question reste posée…

L’Histoire du monde est comme un vaste livre de mensonges qui est entièrement à réécrire. Je ne connais pas de tâche plus urgente pour notre temps.

Même si la fin est un peu trop sucrée, mignonne et invraisemblable à mon goût, Badroulboudour se traverse avec plaisir comme un conte drolatique, une parenthèse souriante qui n’est pas un luxe en ces temps troublés…

Vivement le prochain !

Qui suis-je ? Voilà une question difficile à répondre.



Je suis une femme, une mère, une Française, une fille, une amoureuse, une attachée de presse freelance et aussi (et peut-être surtout) : je suis une lectrice. Les livres ont fait bien plus que m’accompagner, me tenir compagnie, bien plus que me sauver du désespoir. Ils m’ont façonnée, ils ont sculpté ma sensibilité, mon âme, ma culture. Ils m’ont faite telle que je suis, je suis le résultat vivant de mes lectures. Ils m’ont tout appris de la vie, de l’amour, des cahots du destin, du courage qu’il faut pour exister. Je pourrais vivre sans écrire, mais je ne pourrais pas vivre sans lire, j’appellerais ça vivre à moitié.

A l’époque difficile, tendance totalitaire, qui est la nôtre, les pages sont plus que jamais indispensables. En 1920 déjà, l’écrivain André Suarès prophétisait que le livre serait « le dernier refuge de l’homme libre » : une affirmation plus que jamais d’actualité.

Et que je compte bien défendre.

Anaïs Lefaucheux
Critique & conseillère littéraire

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